jeudi 6 novembre 2008

La longue grève des coupeurs de canne

Les coupeurs de canne à sucre colombiens sont en grève depuis près de deux mois. Dès le mois de juillet, ils présentent une liste de revendications à l'ASOCANA, l'association des producteurs de canne à sucre. Ils réclament de vrais contrats de travail plutôt que le système de coopératives de travail associé qui leur est actuellement imposé.

12 octobre 2008. Un coupeur de canne à sucre en grève, dans un champ de la raffinerie La Manuelita. Photo : D. Fellous/Libre arbitre

Devant le refus de négocier des cultivateurs, le 15 septembre, environ 15.000 ouvriers du Valle del Cauca, une région de monoculture de la canne, au sud-ouest de Bogotá, arrêtent le travail et bloque l'accès à 8 raffineries. La réaction des autorités est extrêmement violente. Les piquets de grève ainsi que les campements abritant les coupeurs de canne et leurs familles sont attaqués par les ESMAD (escadrons anti-émeute aux allures de robocops) appuyés de militaires à coups de matraque et de gaz lacrymogènes. Des blindés de l'armée ont même pris position dans les champs de canne. Le gouvernement justifie cet usage démesuré de la force en déclarant que les grévistes sont infiltrés par les FARC, et que des "forces obscures" manipulent le mouvement.

12 octobre 2008. Campement des grévistes près de l'entrée de la raffinerie La Manuelita. Photo : D. Fellous/Libre arbitre

Il faut dire que la Colombie traverse une tempête sociale de grande ampleur, et les grèves se multiplient : fonctionnaires, camionneurs, enseignants, dockers et surtout une longue lutte du secteur judiciaire, poussant le président Alvaro Uribe à décréter le 9 octobre l'état de "Commotion intérieure", un ersatz d'État d'urgence, toujours en vigueur. Pour couronner le tout, les indigènes choisissent ce moment pour réclamer l’application des accords prévoyant la restitution de leurs terres ancestrales et protester contre l’augmentation des assassinats de dirigeants communautaires par des paramilitaires liés aux grands propriétaires terriens (1). 12.000 indiens bloquent la Panaméricaine, le plus grand axe routier du pays pendant plusieurs jours. Là encore, les ESMAD interviennent brutalement, et les affrontements feront 3 morts et plus d’une centaine de blessés. Des images diffusées par CNN ont montré des militaires tirant sur les manifestants obligeant Uribe à revenir sur ses démentis concernant l’usage des armes à feu par les forces de l’ordre et à rencontrer les dirigeants indigènes. Devant l’échec des négociations, ceux-ci ont annoncé le 3 novembre l’organisation d’une marche de 500 km jusqu’à Bogotá, à laquelle devraient participer des milliers de familles.

13 octobre 2008. Un syndicaliste de SINALTRAINAL (syndicat national des travailleurs de l'industrie alimentaire) présent auprès des
coupeurs de canne en grève de la raffinerie Tumaco. Photo : D. Fellous/Libre arbitre

Il n'en faut pas plus au gouvernement pour voir dans cette concomitance "un complot", derrière lequel, bien sûr, se trouve la guérilla. Ce n'est pas la première fois qu'Uribe se sert des FARC comme d'un épouvantail pour disqualifier tout ce qui s'oppose à sa politique. Syndicats, ONG, associations de défense des droits de l'homme, élus de l'opposition, journalistes indépendants, et jusqu'aux magistrats de la cour suprême se sont vus désignés comme liés à la subversion. On pourrait en rire, mais dans les campements des grévistes on est choqué de ces accusations.

12 octobre 2008. Un coupeur de canne en grève de la
raffinerie La Manuelita montre les cals de sa main.
Photo : D. Fellous/Libre arbitre
“ Nous ne sommes pas des délinquants, nous ne sommes que des ouvriers qui ne veulent plus vivre comme des esclaves. Les seules forces obscures ici ce sont les ESMAD ” dit un gréviste, faisant allusion à l’armure noire des policiers. “ Je travaille comme coupeur de canne ici depuis 25 ans. Regardez ma main. Avec le cal causé par la machette, mes doigts ne pourraient même pas atteindre une gâchette. Ces histoires de guérilleros déguisés sont des calomnies pures et simples pour justifier d’avoir frappé nos femmes et nos enfants et d’avoir envoyé nos collègues à l’hôpital ! ! ”.

La colère est palpable dans les campements. La faim aussi. “ 15.000 grévistes, avec leurs familles, ce sont 70.000 personnes qui sont sans revenus depuis la mi-septembre ”, explique Edgar Paez, du syndicat national des travailleurs de l’industrie alimentaire (SINALTRAINAL), “ ils survivent grâce à la solidarité des paysans de la région et aux collectes que nous organisons à travers le pays ”.  Les familles des grévistes les ont rejoints sur les piquets après les premières interventions de la police, et tentent tant bien que mal d’organiser la vie quotidienne entre dénuement et peur de la répression. 

Les hommes taillent des cuillers dans des bouts de bois pour les vendre sur le bord de la route. Les enfants jouent entre les tentes de toile plastique. Les conditions sanitaires sont déplorables et le camion-citerne d’eau ne passe qu’une fois tous les trois jours…

12 octobre 2008. Livraison d'eau potable au campement des grévistes bloquant l'entrée de la raffinerie La Manuelita
par les pompiers de Palmira. Photo : D. Fellous/Libre arbitre

Pourtant, malgré les pressions, les dénigrements et les tentatives de division, les coupeurs de canne tiennent bon. D’où vient une telle détermination ?

“ On travaille 12 à 14 heures par jour, pour un revenu hebdomadaire de moins de 35 euros, dans des conditions épouvantables. C’est moins que le salaire minimum. C’est parce qu’avec le système de coopérative on n’est pas employés, on est nos propres patrons. On n’a que des contrats de 15 jours au gré de la raffinerie. On doit payer notre transport, notre équipement, on n’a aucune protection sociale. On ne nous fournit aucune protection contre les produits chimiques. ”

Palmira, le 12 octobre 2008. Piquet de grève devant la raffinerie La Providencia, près de Cali. Photo : D. Fellous/Libre arbitre

Edgar Paez dénonce cette tercérisation : “ On transforme les rapports employés-patrons en rapport fournisseurs-clients. Cette altération du salariat vers le contractuel permet aux employeurs de s’économiser le paiement des charges et de disposer d’une main d’œuvre à la demande. C’est une attaque très grave contre le droit du travail, mais les grands médias sont tous liés au pouvoir (2) et ne parlent de la grève que sous l’angle des répercussions sur le kilo de sucre ou le litre d’éthanol… ”.

Les lecteurs français ne seront pas trop dépaysés.


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(1) Plus de 1200 indigènes ont été assassinés en Colombie depuis l’arrivée au pouvoir d’Alvaro Uribe en 2002. retour

(2) El Tiempo, le principal quotidien d’information, appartient à la famille Santos, dont font partie le Vice-Président et le Ministre de la Défense, d’ailleurs longtemps rédacteur en chef du journal. Quand à RCN, un des deux principaux canal de TV, il appartient au milliardaire Ardila Lulle, une des plus grosse fortunes d'Amérique Latine, et justement propriétaire de la raffinerie La Providencia, bloquée par les grévistes... retour

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