jeudi 13 novembre 2008

Qui touche l'eau le premier ?

En complément au reportage sur l'arrivée de la Minga Indigena Social y Comunautaria à Chicoral, les photos du défi engagé entre un dirigeant indigène et un officier de la police routière. L'enjeu était de toucher l'eau le premier, et les deux ont revendiqué la victoire en ressortant de la rivière. 

Colombia Tierra Herida se gardera bien de se prononcer sur un sujet aussi sensible, et nous préférons vous livrer les photos de l'évènement et vous laisser juger du vainqueur en votre âme et conscience.

(Vous pouvez agrandir les images en cliquant dessus).


Chicoral, le 13 novembre 2008.
Photo : D. Fellous/Libre arbitre
Chicoral, le 13 novembre 2008. Photo : D. Fellous/Libre arbitre
Chicoral, le 13 novembre 2008. Détail.
Photo : D. Fellous/Libre arbitre
Chicoral, le 13 novembre 2008. Photo : D. Fellous/Libre arbitre
Chicoral, le 13 novembre 2008. Détail. Photo : D. Fellous/Libre arbitre
Chicoral, le 13 novembre 2008. Photo : D. Fellous/Libre arbitre



Lézard de la table, gastronomie de campagne

Chicoral, le 13 novembre 2008. El Duende exhibe l'iguane qu'il va cuisiner, à la stupeur de certains de ses camarades.
Photo : D. Fellous/Libre arbitre

Aucun d'entre nous n'étant zoologiste, nous avons convenu d'appeler iguane le gros lézard qui a eu le malheur de traverser la route devant l'un des véhicules de la Minga avant son arrivée à Chicoral, dans le Tolima. L'iguane présumé, donc, a eu le dessous (c'est le cas de le dire) dans la brutale rencontre avec une chiva bondée de militants du CRIC (Conseil Régional des Indigènes du Cauca) qui a suivi son audacieuse incursion sur le lacet asphalté. Une mort tragique, certes, mais pas vaine, puisque El Duende (Le Lutin), un membre de la garde indigène de Toribio, un village situé au nord du Cauca, a récupéré le corps de la victime pour en faire son dîner.

- J'en ai déjà mangé, déclare-t-il a une assistance légèrement médusée, c'est un peu comme du poulet, un peu comme du poisson. 
  
À son crédit, cette recette de ragoût d'iguane glanée sur le web, qui recommande si l'on ne trouve pas dudit reptile de le remplacer par du thon ou du poulet. 
 

Chicoral, le 13 novembre 2008. Séchage et fumage
de la viande au feu de bois au soir d'une étape
de la Minga. Photo : D. Fellous/Libre arbitre
Ceux qui n'ont pas eu la chance d'être invité à la table du Duende ont pu se consoler en mangeant des lanières de viande de bœuf fumées, ou une soupe de pieds de vache, préparées au feu avec de la leña (du bois de chauffe) transportée dans le camion depuis le Cauca. "On voyage avec nos provisions, mais aussi avec notre bois", explique une des cuisinières, "ici, encore, on pourrait bien trouver de quoi alimenter les foyers, mais quand on sera à Bogotá, faudra bien continuer à se nourrir, et on ne va pas se mettre à couper des arbres là-bas..."
 
Chicoral, le 13 novembre 2008. Préparation du repas. Photo : D. Fellous/Libre arbitre

Et si l'on a quelques pesos en poche, on peut agrémenter le repas d'un bunuelo, un beignet de farine et de fromage en forme de boule, fraichement pétri et frit sur la cuisine roulante d'un petit commerçant itinérant, qui s'est matérialisé près du champ dès l'installation des mingueros.

Chicoral, 13 novembre 2008. Marchand de bunuelos. Photo : D. Fellous/Libre arbitre



La Minga Indigena Social y Comunautaria en route pour Bogotá


Chicoral, le 13 novembre 2008. La Minga Indigena, la marche indigène, plusieurs milliers de familles en route vers la capitale, Bogotá,
pour protester contre la multiplication des assassinats impunis de leaders indiens par les paramilitaires et réclamer les terres
ancestrales reconnues par des accords avec le gouvernement et jamais redistribuées. Photo : D. Fellous/Libre arbitre

Le 12 octobre dernier, pour le 516e anniversaire de la conquête espagnole (ou de l'invasion, comme l'appelle les peuples autochtones), des milliers d'indiens se sont réunis à La Maria Piendamo, dans le Cauca et ont bloqué le trafic routier sur la Panaméricaine, le principal axe routier du pays. 

Chicoral, le 13 novembre 2008. Lucho, le coordinateur nationale de la Garde Indigène, donnant des instructions pour la sécurité
du campement au soir d'une étape de la Minga Indigena. Photo : D. Fellous/Libre arbitre

Pendant près de deux semaines, protestant contre la multiplication des assassinats impunis de leaders indigènes (plus de 1200 morts en 6 ans !), armés de pierres et des bâtons de la garde indigène du CRIC (le Conseil Régional des Indigènes du Cauca), ils ont tenus les barrages contre les assauts de la police anti-émeute, appuyée par des unités de l'armée qui n'ont pas hésité à ouvrir le feu lors des affrontements, causant la mort de trois indiens. 

Chicoral, le 13 novembre 2008. La garde Indigène.
Photo : D. Fellous/Libre arbitre
Niant les faits jusqu'à ce qu'une vidéo diffusée sur CNN l'oblige à admettre l'usage d'armes de guerre contre les manifestants, le président Alvaro Uribe avait d'abord affirmé que les victimes avaient été tuées par la guérilla tirant depuis les montagnes, sans craindre d'ailleurs de se contredire puisqu'il n'a pas cessé de prétendre que des éléments des FARC infiltraient les indiens. Et qu'il a peut-être tenté de le démontrer par une petite manipulation déjouée au dernier moment par les gardes du CRIC, qui ont intercepté un jeune indien, membre de l'armée en civil, tentant de se glisser dans le campement avec un sac contenant des uniformes et des grenades, sans doute pour les y cacher et pouvoir les "découvrir" plus tard... 


Chicoral, le 13 novembre 2008. Réunion de la la Garde Indigène, composée d'hommes et de femmes de tous âges, des enfants
aux personnes âgées, équipées d'un simple bâton, au soir d'une étape de la Minga Indigena. Photo : D. Fellous/Libre arbitre

Finalement obligés de se replier face à la brutalité de la répression, environ 30.000 indiens descendent de toutes les communautés de la région et se rendent à pied à Cali, pour y rencontrer le Président Alvaro Uribe. Le 2 novembre, cette rencontre tourne à la farce et après avoir attendu plusieurs heures sous un pont un président qui se faisait délibérément attendre, les indiens ont levé le camp quand il est finalement apparu, répondant à son retard par la bravade. Suite à cet échec, les organisations indigènes avaient annoncé le lendemain que puisque leur parole n'avait pas été entendue, ils allaient la faire cheminer (caminar la palabra) à travers tout le pays, et que des milliers de familles allaient la porter jusqu'à Bogotá. (Lire le communiqué de l'ONIC, Organisation Nationale des Indigènes de Colombie, en espagnol).

Chicoral, le 13 novembre 2008. La Minga Indigena arrive en ville, en provenance d'Ibague. Photo : D. Fellous/Libre arbitre

Chicoral, le 13 novembre 2008. La Minga Indigena.
Photo : D. Fellous/Libre arbitre
 Dix jours plus tard, c'est en voie d'être fait, et plus de 20.000 indiens ont formé depuis quelques jours une immense caravane qui est partie de Cali en direction de la capitale. C'est la Minga Indigena Social y Comunautaria, la Minga Indigène Sociale et Communautaire. Traditionnellement, une minga, en quechua, est un travail collectif effectué bénévolement, pour la communauté, ou simplement pour un voisin, qui fournira simplement gîte et couvert à ses compagnon en échange de leur aide, et qui participera à son tour aux travaux de ceux-ci quand il en auront besoin.Ici, on a mobilisé des milliers de familles pour participer à ce "travail communautaire", porter la parole et les revendications des peuples autochtones jusqu'aux centres de décisions du pays pour obliger le gouvernement à l'entendre et améliorer ainsi la condition de tous. Du moins c'est l'objectif.

Convoi hétéroclite de camions, voitures et chivas (des bus/camions multicolores, larges et bas, contenant plus d'une centaine de passagers, sur une dizaine de rangées d'étroits bancs et sur le toit, caractéristiques de la zone andine, et particulièrement du Cauca), la Minga vient d'arriver à Chicoral, dans le Tolima, après un face à face tendu devant Ibagué, la capitale régionale, avec la police qui lui refusait la traversée de la ville. Ici-même, hier, des voitures de la mairie ont sillonné les rues de la ville avec des haut-parleurs pour avertir la population de l'arrivée de la Minga et l'inciter à rester cloitrée chez elle, en raisons de supposés risques de saccage et de pillage.


Chicoral, le 13 novembre 2008. La police guide les mingeros jusqu'à un terrain bordant une décharge. Photo : D. Fellous/Libre arbitre

D'abord dirigés par les autorités locales et les policiers qui encadrent la caravane vers un terrain insalubre pour y installer le campement, les participants à la Minga protestaient et la situation était assez tendue, lorsqu'un des dirigeants indigènes et un commandant de la police de la route, visiblement décidés à apaiser les esprits qui s'échauffaient, se sont lancés le défi mutuel de sauter dans la rivière qui passait en contrebas. Et tous de parier sur qui toucherait l'eau le premier...

Chicoral, le 13 novembre 2008. Les participants de la Minga se plaignent auprès d'un officier de police contre le lieu
qui leur est proposé pour camper. Photo : D. Fellous/Libre arbitre

Après cette diversion, des militants locaux arrivaient à point nommé avec une solution de rechange et la Minga s'ébranlait de nouveau jusqu'à un vaste pré en jachère aux abords de la ville, plus apte à héberger les milliers de mingueros fatigués par une longue journée de route.

Chicoral, le 13 novembre 2008. Photo : D. Fellous/Libre arbitre

Là, enfin, autour des chivas, les campements peuvent s'étaler. La garde indigène prend place tout autour du périmètre et contrôle l'accès des habitants de Chicoral, venus en sympathisants ou en curieux, pour éviter toute provocation. Des bâches accolées aux véhicules forment de vastes tentes, mais certains ont apporté des abris individuels.

Chicoral, le 13 novembre 2008. La Minga Indigena fait étape. Photo : D. Fellous/Libre arbitre

Partout de petites cuisines s'installent, on décharge du bois des camions, des foyers s'allument, une sono sur le toit d'un camion crache du Vallenato à plein régime et déjà un bal s'improvise, pendant que des nuées d'enfants se détendent les jambes en courant découvrir les limites de leur terrain de jeux d'un jour. Et en moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire, c'est toute une ville qui s'est dressée dans ce champ.

Chicoral, le 13 novembre 2008. La Minga Indigena fait étape. Photo : D. Fellous/Libre arbitre

Prévoir en quelques jours la logistique nécessaire à transporter, nourrir et abriter 20.000 personnes sur plusieurs semaines de voyage, qui osera dire que les indigènes ne sont pas organisés ?

Chicoral, le 13 novembre 2008. La Minga Indigena fait étape. Photo : D. Fellous/Libre arbitre

jeudi 6 novembre 2008

La longue grève des coupeurs de canne

Les coupeurs de canne à sucre colombiens sont en grève depuis près de deux mois. Dès le mois de juillet, ils présentent une liste de revendications à l'ASOCANA, l'association des producteurs de canne à sucre. Ils réclament de vrais contrats de travail plutôt que le système de coopératives de travail associé qui leur est actuellement imposé.

12 octobre 2008. Un coupeur de canne à sucre en grève, dans un champ de la raffinerie La Manuelita. Photo : D. Fellous/Libre arbitre

Devant le refus de négocier des cultivateurs, le 15 septembre, environ 15.000 ouvriers du Valle del Cauca, une région de monoculture de la canne, au sud-ouest de Bogotá, arrêtent le travail et bloque l'accès à 8 raffineries. La réaction des autorités est extrêmement violente. Les piquets de grève ainsi que les campements abritant les coupeurs de canne et leurs familles sont attaqués par les ESMAD (escadrons anti-émeute aux allures de robocops) appuyés de militaires à coups de matraque et de gaz lacrymogènes. Des blindés de l'armée ont même pris position dans les champs de canne. Le gouvernement justifie cet usage démesuré de la force en déclarant que les grévistes sont infiltrés par les FARC, et que des "forces obscures" manipulent le mouvement.

12 octobre 2008. Campement des grévistes près de l'entrée de la raffinerie La Manuelita. Photo : D. Fellous/Libre arbitre

Il faut dire que la Colombie traverse une tempête sociale de grande ampleur, et les grèves se multiplient : fonctionnaires, camionneurs, enseignants, dockers et surtout une longue lutte du secteur judiciaire, poussant le président Alvaro Uribe à décréter le 9 octobre l'état de "Commotion intérieure", un ersatz d'État d'urgence, toujours en vigueur. Pour couronner le tout, les indigènes choisissent ce moment pour réclamer l’application des accords prévoyant la restitution de leurs terres ancestrales et protester contre l’augmentation des assassinats de dirigeants communautaires par des paramilitaires liés aux grands propriétaires terriens (1). 12.000 indiens bloquent la Panaméricaine, le plus grand axe routier du pays pendant plusieurs jours. Là encore, les ESMAD interviennent brutalement, et les affrontements feront 3 morts et plus d’une centaine de blessés. Des images diffusées par CNN ont montré des militaires tirant sur les manifestants obligeant Uribe à revenir sur ses démentis concernant l’usage des armes à feu par les forces de l’ordre et à rencontrer les dirigeants indigènes. Devant l’échec des négociations, ceux-ci ont annoncé le 3 novembre l’organisation d’une marche de 500 km jusqu’à Bogotá, à laquelle devraient participer des milliers de familles.

13 octobre 2008. Un syndicaliste de SINALTRAINAL (syndicat national des travailleurs de l'industrie alimentaire) présent auprès des
coupeurs de canne en grève de la raffinerie Tumaco. Photo : D. Fellous/Libre arbitre

Il n'en faut pas plus au gouvernement pour voir dans cette concomitance "un complot", derrière lequel, bien sûr, se trouve la guérilla. Ce n'est pas la première fois qu'Uribe se sert des FARC comme d'un épouvantail pour disqualifier tout ce qui s'oppose à sa politique. Syndicats, ONG, associations de défense des droits de l'homme, élus de l'opposition, journalistes indépendants, et jusqu'aux magistrats de la cour suprême se sont vus désignés comme liés à la subversion. On pourrait en rire, mais dans les campements des grévistes on est choqué de ces accusations.

12 octobre 2008. Un coupeur de canne en grève de la
raffinerie La Manuelita montre les cals de sa main.
Photo : D. Fellous/Libre arbitre
“ Nous ne sommes pas des délinquants, nous ne sommes que des ouvriers qui ne veulent plus vivre comme des esclaves. Les seules forces obscures ici ce sont les ESMAD ” dit un gréviste, faisant allusion à l’armure noire des policiers. “ Je travaille comme coupeur de canne ici depuis 25 ans. Regardez ma main. Avec le cal causé par la machette, mes doigts ne pourraient même pas atteindre une gâchette. Ces histoires de guérilleros déguisés sont des calomnies pures et simples pour justifier d’avoir frappé nos femmes et nos enfants et d’avoir envoyé nos collègues à l’hôpital ! ! ”.

La colère est palpable dans les campements. La faim aussi. “ 15.000 grévistes, avec leurs familles, ce sont 70.000 personnes qui sont sans revenus depuis la mi-septembre ”, explique Edgar Paez, du syndicat national des travailleurs de l’industrie alimentaire (SINALTRAINAL), “ ils survivent grâce à la solidarité des paysans de la région et aux collectes que nous organisons à travers le pays ”.  Les familles des grévistes les ont rejoints sur les piquets après les premières interventions de la police, et tentent tant bien que mal d’organiser la vie quotidienne entre dénuement et peur de la répression. 

Les hommes taillent des cuillers dans des bouts de bois pour les vendre sur le bord de la route. Les enfants jouent entre les tentes de toile plastique. Les conditions sanitaires sont déplorables et le camion-citerne d’eau ne passe qu’une fois tous les trois jours…

12 octobre 2008. Livraison d'eau potable au campement des grévistes bloquant l'entrée de la raffinerie La Manuelita
par les pompiers de Palmira. Photo : D. Fellous/Libre arbitre

Pourtant, malgré les pressions, les dénigrements et les tentatives de division, les coupeurs de canne tiennent bon. D’où vient une telle détermination ?

“ On travaille 12 à 14 heures par jour, pour un revenu hebdomadaire de moins de 35 euros, dans des conditions épouvantables. C’est moins que le salaire minimum. C’est parce qu’avec le système de coopérative on n’est pas employés, on est nos propres patrons. On n’a que des contrats de 15 jours au gré de la raffinerie. On doit payer notre transport, notre équipement, on n’a aucune protection sociale. On ne nous fournit aucune protection contre les produits chimiques. ”

Palmira, le 12 octobre 2008. Piquet de grève devant la raffinerie La Providencia, près de Cali. Photo : D. Fellous/Libre arbitre

Edgar Paez dénonce cette tercérisation : “ On transforme les rapports employés-patrons en rapport fournisseurs-clients. Cette altération du salariat vers le contractuel permet aux employeurs de s’économiser le paiement des charges et de disposer d’une main d’œuvre à la demande. C’est une attaque très grave contre le droit du travail, mais les grands médias sont tous liés au pouvoir (2) et ne parlent de la grève que sous l’angle des répercussions sur le kilo de sucre ou le litre d’éthanol… ”.

Les lecteurs français ne seront pas trop dépaysés.


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(1) Plus de 1200 indigènes ont été assassinés en Colombie depuis l’arrivée au pouvoir d’Alvaro Uribe en 2002. retour

(2) El Tiempo, le principal quotidien d’information, appartient à la famille Santos, dont font partie le Vice-Président et le Ministre de la Défense, d’ailleurs longtemps rédacteur en chef du journal. Quand à RCN, un des deux principaux canal de TV, il appartient au milliardaire Ardila Lulle, une des plus grosse fortunes d'Amérique Latine, et justement propriétaire de la raffinerie La Providencia, bloquée par les grévistes... retour