samedi 7 mars 2009

Quand l'armée colombienne assassine des civils pour faire du chiffre…

Novembre 2008, le commandant en chef de l’Armée colombienne Mario Montoya démissionne. Quelques jours auparavant, vingt-sept autres militaires dont trois généraux étaient destitués. Des témoignages établissent la responsabilité de l’armée colombienne dans l’enlèvement et l’assassinat de civils. Pour gonfler leurs statistiques dans la lutte contre les guérillas, des militaires gradés recourent aux “faux positifs” : des jeunes, pour la plupart, que l’on enlève et assassine pour les enregistrer ensuite morts au combat sous les couleurs de la guérilla… À ce jour, on compte au moins 1200 cas suspects de “faux positifs”.

Bogota, le 6 mars 2009. Manifestation contre la multiplication des "Faux Positifs", ces civils assassinés par l'armée
colombienne et présentés comme des guérilleros tués au combat. Photo : D. Fellous/Libre arbitre.

Le soldat Luis Esteban Montes n’en revient pas quand, le 30 avril 2007, il découvre que ses compagnons du 31ème Bataillon d’Infanterie anti-guérilla ont choisi par hasard son frère Leonardo. Ils l’ont prévenu quelques heures plutôt ; un jour férié approche, il va falloir « légaliser » quelqu’un. Un corps de guérillero aiderait à obtenir une permission… Quand son frère, bien loin de savoir ce qui se trame, arrive au campement, Luis tente de convaincre ses supérieurs de changer de victime. Mais rien n’y fait, il est trop tard, la décision est prise. Luis fait alors évader son frère et demande sa mutation. Mais trois jours plus tard, il apprend la mort de Leonardo. Il avait sur lui, dit-on, une arme et une grenade (1).

Cette histoire peut paraître incroyable. Elle n’est pourtant qu’un cas parmi de nombreux autres. Il a cependant fallu attendre fin septembre 2008, pour que quelques unes de ces morts suspectes attirent l’attention des médias et de la Justice. C’est le caractère organisé de l’affaire qui choque. Tout commence quand on déterre à Ocaña, département du Nord de Santander, dans le nord du pays, les corps de dix-sept jeunes des banlieues populaires de Bogotá. Ils avaient entre 17 et 32 ans et étaient portés disparus au cours de l’année 2008. Comme le raconte l’hebdomadaire colombien Semana, neuf d’entre eux ont en commun d’être reportés comme morts dans des combats contre la 15ème Brigade Mobile. Les enquêteurs du ministère de la Défense supposent un possible recrutement forcé des groupes armés irréguliers. Mais d’emblée un fait questionne cette hypothèse. Fin janvier, un sergent de cette brigade, par la suite exclu de l’armée, dénonçait aux instances judiciaires de quelles manières des militaires de sa brigade tuaient des civils pour les présenter comme guérilleros morts au combat. Il faut dire que cinq jours de repos étaient offerts aux soldats ayant réussi à tuer un ennemi...

Une étrange concordance des parcours suivis avant de mourir

La récente activation d’un système de recherche croisant le fichier des disparus avec celui des Médecines légales du pays est à l’origine des doutes sur les conditions réelles de la mort de ces dix-sept jeunes. De plus, les témoignages douloureux des familles incitent à penser que le chemin emprunté est similaire. Dans leur grande majorité, ils sont notifiés morts à peine un ou deux jours après leur disparition. C’est le cas pour Elkin Verano et Joaquim Castro, deux amis disparus ensemble le 13 janvier 2008 et enregistrés le 15 du même mois à la morgue d’Ocaña, c’est-à-dire à plus de sept cents kilomètres et dix-huit heures de Bogotá. En s’en tenant à la version des militaires, ils auraient participé à un combat à peine descendus du bus…

Julián Oviedo disparait le 2 mars. Cet ouvrier en bâtiment devait ce même jour rencontrer un homme pour un emploi dans une ferme. Sa mère, qui l’attendait pour dîner, ne l’a jamais vu revenir. Le 3 mars, il était enregistré mort au combat. Autres jeunes, même histoire. Victor Gómez, Diego Tamayo et Jader Palacio disparaissent le 23 août. Leurs cadavres entrent à la morgue d’Ocaña le 25. Chez lui, Victor avait expliqué qu’il partait « avec quelques gars pour la Côte », et qu’il reviendrait avec l’équivalent de 1300 euros (2) d’ici quelques jours. Diego, lui, avait laissé une lettre à sa mère : « Prends soin de toi et ne t’inquiète pas, je reviens lundi. »

L’appât d’une offre de travail serait à l’origine du départ. D’ailleurs, des “recruteurs” ont été aperçus avec des victimes quelques heures avant leur disparition. Six de ces recruteurs étaient détenus en novembre 2008 et reconnaissaient leur implication dans l’affaire des disparus des quartiers populaires de Bogotá. Deux d’entre eux sont des militaires à la retraite. À l’aide de leurs anciennes relations, ils avouent avoir mis en place une sorte d’organisation. Pour chaque individu livré, ils recevaient entre 200 et 330 euros, à la condition que ces “recrutés” viennent d’une région située à douze heures, au moins, de voyage par route. L’enquête révèle aussi que trois groupes de narcotrafiquants auraient passé un accord avec des militaires. En échange des recrutements, ils obtenaient toute liberté pour mener à bien leurs opérations. Un autre homme, démobilisé d’un groupe paramilitaire d’extrême droite, opérait sur la Côte.

Un millier de militaires compromis

Bogota, le 6 mars 2009. "Plus de Faux Positifs".
Photo : D. Fellous/Libre arbitre
Les hommes enlevés venaient de quartiers pauvres ; certains avaient aussi un passé judiciaire ou étaient connus pour leur consommation de drogue. Ce qui laisse penser qu’en plus de servir les intérêts de certaines brigades, une entreprise de nettoyage social s’organisait impunément depuis l’armée, pilier de l’État colombien. Aujourd’hui, l’enquête sur les faux positifs à travers le pays s’intéresse à la mort d’environ 800 personnes sur une période de six ans. À ce jour, 46 militaires ont été condamnés et 952 autres sont liés à l’instruction, tout comme 21 policiers et 24 autres personnes. Mais les chiffres donnés par les ONG sont bien plus inquiétants. La Coordination Colombie Europe États-Unis (CCEEU), qui regroupent 199 organisations travaillant sur les violations des droits de l’Homme, parle de 955 exécutions extrajudiciaires imputables à la Force Publique entre 2002 et 2007. La CCEEU évoque aussi les 235 disparitions forcées pour lesquelles on reste sans nouvelles.

Mais peut-on réellement connaître le chiffre de cette macabre statistique ? Un ensemble de documents déclassés de l’administration étasunienne et révélé par l’organisation National Security Archive laisse penser que le recours aux faux positifs est une pratique ancienne. Dans un rapport émis en 1990, l’ambassadeur de l’époque, Thomas McNamara, soulève de sérieux doutes sur les conditions qui ont amené l’armée colombienne à tuer neuf personnes. En effet, un juge militaire avait alors pu constater que les trous observés sur les uniformes ne correspondaient pas aux blessures par balle des supposés guérilleros… Un autre ambassadeur, Myles Frechette, rapporte en 1994 que cette mentalité de faire du chiffre persistent chez les officiers de l’armée colombienne [télécharger pdf]. « Les officiers qui ne peuvent pas montrer des antécédents d’une activité anti-guérilla agressive (laquelle étant cause de la majorité des violations des droits de l’Homme de la part de l’armée) se désavantagent au moment des promotions » (3). Et, en avril 2008, l’ONU commente dans son rapport sur la violation des droits de l’Homme en Colombie que les faux positifs seraient motivés « par l’intérêt de membres de la Force Publique d’obtenir des bénéfices et reconnaissances ».

Avant l’éclatement du scandale des disparus de septembre 2008, les possibles cas de faux positifs étaient le plus souvent écartés par le gouvernement. On lui préférait la version du recrutement forcé par les guérillas, agitant une nouvelle fois l’épouvantail terroriste. Juan Manuel Santos, ministre de la Défense miraculeusement épargné, explique aujourd’hui préférer « une démobilisation à une capture et une capture à un mort ». Mais commentant les récents documents déclassifiés, il n’y voit que l’action de certains très intéressés à “gonfler” les problèmes de droits de l’Homme que connaîtrait le pays… Reste qu’aujourd’hui l’armée colombienne, dont on ne connaît en France que les “exploits” accomplis pendant la libération d’Ingrid Bétancourt, est prise dans un vaste processus judiciaire qui permettra peut-être de remonter aux véritables responsables de ce terrorisme d’État.


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(1) Témoignage recueilli par Semana, 25 octobre 2008. retour

(2) Le salaire minimum mensuel est d’environ 150 euros en Colombie. retour

(3) Voir aussi les commentaires d’un commandant de l’Armée colombienne qui reconnaît en 1997 l’existence d’un « syndrome du comptage de corps » dans l’Armée qui « tend à alimenter les atteintes aux droits de l’Homme par des soldats bien intentionnés qui essayent d’atteindre leur quota pour impressionner leur supérieurs » [télécharger le pdf] retour.

Cet article a été initialement publié dans Basta ! le 20 janvier 2009.

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